Déficience visuelle – innovation (Avril 2020 – No 02)
Édition avril 2020 (02)
Voir une différence : recherche innovante
au Labo sur la vision de Concordia du CRIR
Courte entrevue avec Aaron P. Johnson
Professeur agrégé, Département de psychologie, Université Concordia
Chercheur régulier, CRIR–Centre de réadaptation Lethbridge-Layton-Mackay, site MAB, CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal
Laboratoire sur la vision Concordia
Nous allons aborder dans notre conversation deux de vos projets portant sur la déficience visuelle qui sont présentement en cours au Laboratoire sur la vision de Concordia du CRIR. Le premier est un programme d’entraînement visant à améliorer la stabilité des mouvements oculaires et son effet sur l’équilibre. Le deuxième porte sur le recours à des appareils de suivi des mouvements oculaires pour mesurer la perception du visage. Commençons par le premier projet.
Pouvez-vous nous décrire votre recherche sur l’amélioration de la lecture chez les personnes atteintes de déficience visuelle ?
La plupart des gens se décident à demander de l’aide lorsque leur vision se détériore au point où ils ont de la difficulté à lire. L’un des objectifs les plus fréquents en réadaptation visuelle est donc l’amélioration de la capacité de lire. En ce moment, la principale méthode d’amélioration de la lecture repose sur l’amélioration de la stabilité oculaire pendant l’exercice. Souvent, lorsque des personnes atteintes de déficience visuelle se présentent au Centre de réadaptation Lethbridge-Layton-Mackay, leurs yeux se déplacent de façon désordonnée quand elles tentent de lire. Elles ont beaucoup de difficulté à trouver dans leur œil une zone dotée d’une capacité visuelle qui leur permettrait de lire.
Bien des centres de réadaptation, dont le Centre de réadaptation Lethbridge-Layton-Mackay, offrent des programmes d’entraînement de la vision excentrique qui favorisent la stabilisation des mouvements oculaires. Ces programmes ont pour objectif de rendre les mouvements oculaires moins désordonnés quand l’œil se concentre sur un seul point. Les personnes qui ont une vision normale sont capables de le faire en regardant le texte droit devant elles. Les personnes qui ont une perte de fonction visuelle doivent trouver une nouvelle zone sur leur œil qui reste capable de voir le texte.
La déficience visuelle est une perte partielle de la vision que le port de lunettes ne peut pas corriger. Cette déficience peut affecter aussi bien les enfants que les adultes. Elle peut être causée par un accident vasculaire cérébral, le diabète ou l’hypertension, entre autres. Elle peut aussi résulter d’une dégénérescence maculaire liée à l’âge (détérioration de la partie centrale de la rétine), de cataractes, du glaucome ou d’une blessure à l’œil.
Plus d’un million de Canadiens sont atteints de déficience visuelle. Il y a plus de gens qui vivent avec une déficience visuelle que de personnes atteintes des maladies de Parkinson et d’Alzheimer combinées. Selon certaines estimations, un (1) Canadien âgé de plus de 60 ans sur 10 aura une forme quelconque de déficience visuelle au cours de sa vie. D’ici 2032, 25 % de la population canadienne devrait avoir plus de 60 ans; le nombre de personnes atteintes de déficience visuelle au Canada devrait donc augmenter.
La déficience visuelle a de sérieuses répercussions sur les personnes qui en sont atteintes, ainsi que sur leur famille et leurs amis. Elle peut affecter la capacité de faire ses tâches quotidiennes et d’interagir dans son milieu social et physique. Elle peut, entre autres, réduire l’autonomie, la mobilité et la réussite scolaire ou professionnelle. Elle a été liée aux chutes, aux blessures et à l’atteinte cognitive.
Le principal objectif de la réadaptation est de permettre aux gens de mieux lire qu’avant leur entrainement. Nous pouvons mesurer l’aisance ou le nombre de mots lus avant et après la réadaptation.
Nous pouvons aussi déterminer si la vitesse de lecture ou la compréhension du texte s’est améliorée. Notre recherche fait état d’une amélioration statistiquement significative de la stabilité des mouvements oculaires après l’entrainement.
En quoi cette recherche sur l’amélioration de la stabilité des mouvements oculaires est-elle liée à l’équilibre ?
Dans le cadre du programme « Nouvelles initiatives » du CRIR, nous avons pu poser la question suivante : « L’entrainement visant à stabiliser les mouvements oculaires suscite-t-il aussi une amélioration de l’équilibre? » Nous avons abordé la question en faisant appel à notre expertise en recherche et travaillé en collaboration étroite avec Hana Boxerman, chercheuse du CRIR spécialisée en déficience visuelle ainsi que d’autres cliniciens du Centre Lethbridge-Layton-Mackay.
Certaines données initiales, collectées par Caitlin Murphy, chercheuse postdoctorale au Laboratoire sur la vision de Concordia du CRIR, indiquent que les personnes atteintes de déficience visuelle dont les mouvements oculaires sont plus stables ont davantage confiance en leur sens de l’équilibre.
En plus d’évaluer la stabilité des mouvements oculaires avant, pendant et après l’entrainement, on a aussi évalué l’équilibre des patients. Les gens devaient rester debout sur une planche d’équilibre Nintendo Wii. Cela nous a permis de mesurer et de quantifier les mouvements de la personne, leur direction et leur vitesse.
Quels sont les résultats de cette recherche ?
Les résultats préliminaires indiquent que cet entrainement a des effets transversaux. Les personnes constatent une amélioration de leur équilibre et mentionnent qu’elles ont davantage confiance en leur capacité d’exécuter des tâches qui exigent de l’équilibre.
S’agit-il de recherche innovante ?
Oui. C’est la première fois que cela a été démontré, et nous en sommes ravies. Par contre, notre recherche est encore à ses premiers stades. Nous planifions de mener d’autres études dans ce domaine. En outre, ce projet de recherche découle de l’intérêt manifesté par une clinicienne du Centre Lethbridge-Layton-Mackay. Notre projet est fondé sur un réel partenariat entre chercheurs et cliniciens. Il montre bien qu’en équipe, nous pouvons commencer à explorer des questions que personne ne peut aborder en solo.
Quelle est pour vous la prochaine étape ?
Nous aimerions étendre notre recherche à un plus grand nombre de sujets et voir si l’entrainement est plus efficace dans certains types de déficience visuelle que d’autres.
Passons maintenant au deuxième projet qui repose sur l’utilisation d’appareils de suivi des mouvements oculaires pour mesurer la perception visuelle.
Qu’est-ce que c’est exactement ?
Les personnes atteintes de déficience visuelle mentionnent souvent qu’elles se sentent mal à l’aise dans leurs interactions sociales. Ce malaise repose en partie sur des problèmes de perception du visage, c’est-à-dire que les personnes arrivent mal à reconnaître les gens ou à percevoir les émotions transmises par les expressions du visage. Il y a peu de recherche dans ce domaine.
Un appareil de suivi des mouvements oculaires ressemble à une paire de lunettes normale. Cet appareil permet de ne intelligentmpose alors la position des yeux de la personne qui regarde sur le vidéo de ce qu’elle voit – ce qui nous permet de voir l’endroit et l’objet du vidéo que regardait cette personne.
Comment avez-vous mené cette étude ?
Notre étude comprend deux groupes d’adultes plus âgés; les premiers sont atteints d’une déficience visuelle, les autres ont une vision normale. On montre aux deux groupes une série de visages et à des distances variées. On leur pose deux questions : 1) Est-ce que le visage exprime une émotion? 2) Si c’est le cas, pouvez-vous dire quelle est cette émotion? Les participants doivent d’abord décider s’il y a une émotion. S’ils perçoivent une émotion, ils doivent déterminer si c’est de la colère, de la joie ou de la tristesse.
Quels sont les principaux résultats de ce travail ?
Les adultes plus âgés atteints d’une déficience visuelle ont des résultats nettement moins bons que ceux dont la vision est normale, en particulier lorsque le visage rétrécit et qu’il se trouve à l’autre bout de la pièce. Plus le visage est gros, plus il est plus facile de le reconnaître et d’interpréter les émotions.
En quoi cette étude est-elle importante du point de vue de la recherche en réadaptation ?
Elle démontre qu’il est possible de quantifier la perception des visages. De plus, l’appareil de suivi des mouvements oculaires permet de voir où regardent les personnes plus âgées et de relier ces données à leur performance. Nous avons découvert que les personnes plus âgées atteintes de déficience visuelle qui ont de la difficulté à reconnaître les visages ont des mouvements oculaires erratiques. Elles essaient de trouver une zone de leur œil dans laquelle il leur reste assez de vision pour voir les caractéristiques du visage, mais n’arrivent pas à en trouver une. Cela ressemble au mécanisme des personnes atteintes de déficience visuelle quand elles essaient de lire.
Y a-t-il une prochaine étape ?
Ce serait de faire des tests auprès de personnes qui suivent un entrainement de stabilisation des mouvements oculaires pour voir si elles arrivent mieux à voir les visages.
Globalement, quelle est l’importance de cette recherche sur la déficience visuelle pour vous en tant que chercheur ?
C’est important parce que cela démontre l’efficacité de la réadaptation et que cela permet de quantifier l’amélioration. Mon expérience de psychologue de la vision ajoute du poids à ces travaux. Mon travail se penche sur le fonctionnement de l’œil et du cerveau dans l’interprétation du monde qui nous entoure. Les psychologues étudient la vision depuis des décennies et ont accumulé beaucoup de connaissances sur le sujet. Ce n’est que récemment que cette information a commencé à circuler dans l’univers clinique de la réadaptation visuelle pour y transposer les résultats de la recherche fondamentale. Ces données nous permettent de penser différemment à la réadaptation. Elles permettent aussi d’adapter à la recherche en réadaptation des méthodes, des techniques et des outils utilisés en recherche fondamentale sur la psychologie. Mon travail avec les appareils de suivi des mouvements oculaires en est un bon exemple.
En quoi votre recherche se distingue-t-elle d’autres travaux dans le domaine ?
Un nombre croissant de chercheurs en psychologie de la vision s’intéressent à l’application de résultats de recherche fondamentale à la pratique clinique. Je suis en ce moment le seul chercheur à me servir d’appareils de suivi des mouvements oculaires en réadaptation à Montréal. Ailleurs, le recours à ces appareils en recherche sur la déficience visuelle est très limité.
Pouvez-vous me donner un exemple de l’impact de votre recherche pour le Centre de réadaptation Lethbridge-Layton-Mackay ?
Le Centre vient d’acheter des appareils de suivi des mouvements oculaires en raison des bienfaits évidents de notre recherche. Les cliniciens ont aussi constaté l’utilité de ces appareils pour déterminer comment les personnes atteintes de déficience visuelle exécutent diverses tâches. Ils arrivent à mieux comprendre les difficultés avec lesquelles ces personnes doivent vivre au quotidien.
À votre avis, qui trouvera intéressante votre recherche sur la déficience visuelle ?
Tout adulte âgé de plus de 50 ans devrait trouver le sujet intéressant. Bien des adultes de ce groupe ne connaissent rien de la réadaptation visuelle. Quand leur vision commence à se détériorer, ils l’attribuent au vieillissement. Il est important que les gens sachent que nous pouvons améliorer la fonction visuelle. Cela peut se faire par l’ordonnance de lunettes correctrices bien adaptées; les gens peuvent aussi demander l’aide de spécialistes en réadaptation visuelle qui travailleront avec eux pour les aider à mieux se servir de la vision qu’il leur reste.
Entrevue et texte : Spyridoula Xenocostas, Coordonnatrice–Partenariats et mobilisation des connaissances, CRIR à partenariat.crir@ssss.gouv.qc.ca