La pratique clinique érudite : ce que c’est et ce qu’on peut faire pour la soutenir (Juillet 2021 – No 05)
Édition juillet 2021 (05)
La pratique clinique érudite : ce que c’est et ce qu’on peut faire pour la soutenir
Courte entrevue avec Aliki Thomas
Ergothérapeute, OT (C), Ph. D.
Professeure agrégée, École de physiothérapie et d’ergothérapie, Université McGill
Membre associée, Institut d’éducation en sciences de la santé Chercheuse, Axe 2, cheffe d’unité thématique 2 et responsable de site, CRIR–Hôpital juif de réadaptation, CISSS de Laval
Comment décririez-vous votre travail en une phrase?
Ma programmation de recherche vise à améliorer la pratique clinique en soutenant les cliniciens d’aujourd’hui et de demain qui veulent favoriser et adopter des pratiques fondées sur des données probantes dans leurs activités cliniques quotidiennes.
Fantastique! Essayons de voir comment vous y arrivez. Pouvez-vous étoffer un peu ce que vous venez de dire?
Je peux vous parler de deux projets récents qui illustrent très bien ce que je fais. Le premier est un projet financé par les IRSC et que j’ai entrepris en 2016 avec, Annie Rochette, Ph. D., co-chercheure principale du CRIR. Nous suivons des diplômés en ergothérapie et en physiothérapie du Canada (notre bassin initial comprenait 1700 diplômés en provenance de 15 universités) pour comprendre comment évoluent leurs connaissances et les compétences en matière de pratique fondée sur des données probantes quand ils passent de leur programme de formation à la pratique clinique. Par exemple, les compétences associées à la pratique fondée sur des données probantes évoluent-elles avec le temps? Si c’est le cas, comment et pourquoi? C’est ainsi que pendant les trois années qui ont suivi l’obtention de leur diplôme, nous leur avons envoyé des questionnaires et nous les avons interviewés pour mieux comprendre l’évolution de ces importantes compétences. Nous terminons en ce moment nos analyses et nous constatons que tant les caractéristiques individuelles, comme la connaissance de la pratique fondée sur des données probantes et la confiance à surmonter certains défis en pratique, que les facteurs organisationnels, notamment le temps alloué à la lecture d’articles scientifiques, aux discussions avec des collègues et à la formation continue, sont extrêmement importants pour des cliniciens qui s’engagent dans une approche de pratique fondée sur des données probantes. À mi-chemin dans ce projet, nous avons réalisé que le contexte dans lequel les diplômés travaillaient jouait un rôle majeur dans la propension et la capacité à mettre en application les compétences associées à ce genre de pratique, ce qui m’a menée au deuxième projet dont je veux vous parler.
Mon deuxième projet a été subventionné par le CRSH; il me permet d’étudier le contexte en particulier. C’est un projet de quatre ans : nous en sommes à la deuxième année, et je suis très fière de cette initiative! L’objectif est de comprendre comment le contexte dans lequel nous pratiquons influence nos capacités en pratique d’appliquer, de maintenir et de peaufiner nos compétences professionnelles, y compris celles d’une pratique érudite (c’est-à-dire, une pratique où les gens sont au fait des données scientifiques récentes et capables de prendre des décisions judicieuses dans leur pratique). Nous avons développé des outils de mesure et mis au point des paramètres qui nous permettront de voir comment, selon les cliniciens, le contexte influence leurs compétences professionnelles. Ces données vont nous permettre de commencer à explorer les interventions possibles sur des facteurs contextuels, au moyen de programmes de formation continue et d’activités de transfert des connaissances (TC).
Pouvez-vous me donner des exemples de facteurs liés à l’environnement ou à l’organisation que vous avez rencontrés jusqu’à présent?
Bien sûr! Certains sont liés aux ressources et d’autres aux caractéristiques organisationnelles. Je pense, par exemple, aux valeurs de l’organisation quant à la pratique fondée sur les données probantes, au soutien des collègues et collaborateurs, à l’accès à la littérature, aux horaires de travail et aux possibilités de formation continue. Les organisations peuvent parfois avoir du mal à mettre en place des processus de soutien des cliniciens dans leurs fonctions de praticiens « érudits » et à prévoir des activités essentielles au développement professionnel. Participer à des recherches, faire du mentorat, enseigner et contribuer au TC sont de bons outils pour le clinicien qui essaie d’avoir une pratique mieux ancrée dans des données probantes. Quand certaines de ces activités viennent s’ajouter à la journée de travail chargée du clinicien, ce dernier peut avoir des difficultés à les intégrer à ses responsabilités directement liées au traitement des patients.
Parlez-moi davantage du transfert des connaissances intégrées…
Le transfert des connaissances intégrées (TCI) est une approche dans le cadre de laquelle les parties prenantes sont engagées dans toutes les parties du projet, pour profiter pleinement de ses résultats en fin de compte. Lorsque les parties prenantes participent dès le départ à un projet qu’elles trouvent pertinent et utile, il y a plus de chances qu’elles appliquent les connaissances qu’elles contribuent à créer. Les deux projets dont je vous ai parlé adoptent cette approche de TCI. Dès le premier jour, nous avons réuni autour d’une table des partenaires en enseignement et en pratique clinique autour du Canada afin de déterminer en collaboration les questions les plus importantes pour eux, la méthode à privilégier pour y répondre et les moyens d’améliorer nos systèmes actuels à la lumière des réponses que nous recevons. Nos équipes comprennent des professeurs, des chercheurs et des cliniciens, ainsi que des représentants de programmes universitaires en ergothérapie et en physiothérapie, d’associations professionnelles nationales, du Collège des médecins de famille, du Collège royal des médecins et chirurgiens et du Réseau canadien des organismes de règlementation. C’est une grosse équipe, ce qui présente bien sûr des défis. Nous n’avons pas toujours les mêmes priorités ou les mêmes échéances, mais c’est une démarche incroyablement riche et gratifiante! Je suis sûre qu’ensemble nous pouvons avoir un impact plus profond en éducation et en pratique clinique.
J’ai aussi eu la chance d’acquérir une certaine expertise de l’étude scientifique du TC, un champ d’études en pleine croissance appelé les sciences de l’implantation. Cela veut dire que je me penche aussi sur des questions comme les suivantes : quelles sont les meilleures méthodes à adopter pour aborder d’importantes questions au sujet du TC? Cette stratégie a-t-elle bien fonctionné? Pourquoi et comment? Le recours à des méthodes et théories solides en TC augmente les chances de réussite!
Il semble que ces projets suivent un parcours logique. En imaginant que la trajectoire puisse se poursuivre, quel est votre rêve en fin de parcours?
Le but ultime est d’établir un programme dynamique à trois volets dans lequel chacun de ces trois domaines (enseignement et recherche, pratique, et politique) est représenté, comprend son propre rôle ainsi que la valeur d’un système unifié et reste solidairement responsable de soutenir les cliniciens en vue d’une pratique érudite. Par exemple, la poursuite d’études dans le cadre d’un programme en ergothérapie n’est qu’une pièce du casse-tête que constitue la pratique érudite. Enseigner aux étudiants ce qu’est une pratique fondée sur des données probantes et comment les preuves aident à orienter la pratique est essentiel, mais ce n’est qu’un premier pas. Nous devons préparer les diplômés à ce qu’ils vont voir sur le terrain, dans le contexte clinique et au sein de systèmes de santé complexes qui évoluent sans cesse. J’aimerais qu’il y ait plus de soutien apporté au renforcement des compétences de nos cliniciens, qu’on les aide à rester des praticiens érudits.
Le tiercé de la réadaptation! Et pour la population générale que voudrait dire la réalisation de ce rêve?
J’aimerais pouvoir dire à ma famille et à mes amis… « quand vous aurez besoin de services en ergothérapie ou en physiothérapie, vous allez être entre bonnes mains! Vous pourrez être sûrs que la personne qui vous traitera a reçu une formation de pointe, qu’elle travaille dans un milieu favorable qui l’aide à maintenir à jour ses compétences professionnelles et qu’elle vous offre les meilleurs services possibles en se fondant sur les derniers résultats de la recherche ».
Bonne chance dans tout ce que vous entreprendrez! Le CRIR vous encourage!
Entrevue et texte : Alida Esmail, coordonnatrice, Partenariats et mobilisation des connaissances, CRIR, à l’adresse : partenariat.crir@ssss.gouv.qc.ca