Loisirs pour enfants en situation de handicap (Septembre 2020 – No 03)
Édition septembre 2020 (03)
Permettre aux enfants en situation de handicap de jouer
Courte entrevue avec Keiko Shikako-Thomas
Keiko Shikako-Thomas, erg., Ph.D.
Professeur adjointe, École de physiothérapie et d’ergothérapie, Université McGill
Chercheure régulière, CRIR–Centre de réadaptation Lethbridge-Layton-Mackay, site Mackay,
CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal
Laboratoire sur la participation et l’application des connaissances chez les enfants avec trouble de développement (PAR-KT)
J’aimerais aborder aujourd’hui l’application Jooay ainsi que certaines de vos recherches sur les politiques publiques quant aux besoins de loisirs des enfants en situation de handicap. Tout d’abord,
qu’est-ce que l’application Jooay?
Jooay est une application mobile gratuite en ligne que l’on peut obtenir sur Google Play et Apple App Store. On y trouve la liste de près de 3000 activités de loisir, dans les dix provinces et le Yukon; ces activités sont adaptées aux besoins des enfants vivant avec un handicap physique ou intellectuel et de leur famille. Pendant la pandémie de COVID-19, nous avons aussi commencé à dresser des listes d’activités en ligne qui peuvent aider les enfants qui vivent avec un handicap à continuer de jouer tout en restant à la maison! Des milliers d’utilisateurs de Jooay peuvent trouver des occasions de se divertir près de chez eux qui correspondent à leurs goûts, à leurs besoins et à leurs habiletés. Jooay a été lancée au printemps 2015 pour combler le manque d’accès à de l’information au sujet de loisirs inclusifs et pour créer une communauté virtuelle de soutien par l’entremise d’une solution de santé mobile. L’application est maintenant offerte aussi en Australie, grâce à un partenariat avec un groupe de chercheurs de ce pays.
Sur le site Incapacités de l’enfant LINK, nous définissons le loisir comme « une activité que nous faisons dans les moments récréatifs dont nous disposons, après ou avant le travail ou d’autres obligations. Chez les enfants et les jeunes, ces activités volontaires comprennent généralement les activités physiques et sociales, ainsi que celles qui sont axées sur les compétences ou sur l’amélioration personnelle ou d’autres activités récréatives.
On peut aussi y lire que grâce à la pratique d’activités de loisir, les enfants exercent leurs compétences et développent leur identité personnelle en plus de construire des relations et des amitiés avec leurs pairs. La participation à des activités de loisir encourage l’intégration communautaire. C’est également un élément important qui contribue à la santé physique et mentale ainsi qu’au bien-être.
Jooay est plus qu’une application fournissant un service dont on avait grand besoin. C’est aussi un projet de recherche assorti d’un volet important de mobilisation des connaissances. Le projet de recherche Jooay est un volet du Réseau BRILLEnfant, un programme de la Stratégie de recherche axée sur le patient qui unit patients, familles, chercheurs, cliniciens, responsables des politiques et autres intervenants clés dans le but d’améliorer les systèmes et pratiques de soins en santé ainsi que le vécu des enfants et des familles.
Qui se sert de l’appli Jooay?
Toute personne à la recherche d’information, entre autres des parents, des jeunes, des enseignants d’éducation physique et des professionnels en réadaptation. Les utilisateurs peuvent échanger des renseignements, évaluer les activités et faire des commentaires. Cela contribue à créer une communauté et à tisser des réseaux centrés sur les possibilités de loisirs inclusifs et adaptés. Jooay offre aussi aux organisations communautaires une plateforme de diffusion des activités de ce genre; quant aux parents, ils peuvent y trouver du soutien et échanger des idées sur la façon d’aider leur enfant à participer. Enfin, c’est un répertoire qui se prête à l’analyse des politiques et permet de déterminer les besoins et la répartition géographique des communautés inclusives.
Comment avez-vous élaboré Jooay?
Mon projet de doctorat portait sur les obstacles à la participation des enfants en situation de handicap à des activités de loisir. J’ai élaboré l’appli Jooay avec ma collègue, Annette Majnemer. Nous sommes toutes les deux professeures à l’École de physiothérapie et d’ergothérapie de l’Université McGill et chercheures du CRIR. L’idée a pris naissance lors de consultations avec plusieurs intervenants dans le cadre d’un projet subventionné par les IRSC, avec un réseau de personnes intéressées du Canada tout entier (Incapacités de l’enfant LINK). Plus de 200 participants, notamment des parents, des jeunes, des professionnels de la réadaptation, des responsables des politiques et des représentants d’organismes communautaires, ont participé à quatre forums pour trouver des solutions pratiques et favoriser la participation des enfants, vivant avec un handicap, à des activités physiques et à des loisirs.
Avez-vous fait des recherches sur Jooay depuis son lancement?
Depuis le lancement de Jooay en 2015, notre laboratoire de recherche du CRIR a mené plusieurs projets de recherche sur divers aspects de Jooay. Une étude pilote a été faite pour évaluer comment les utilisateurs accèdent à l’information de l’appli et ce qu’ils en font. Dans un autre projet, on s’est servi d’un groupe Facebook pour enquêter sur les besoins des parents et leurs préoccupations quant au soutien communautaire. Nous avons aussi cartographié la répartition sociale et économique des activités de la liste de Jooay dans cinq villes canadiennes. Les résultats de la recherche démontrent qu’il y a moins d’activités de loisirs dans les milieux économiquement défavorisés. Nous nous servons de ces résultats pour soutenir le développement de politiques et de ressources sanitaires mobiles dans le cadre de dialogues sur les politiques et de nombreuses autres activités communautaires de transfert des connaissances.
À quelles autres activités participez-vous pour partager vos résultats avec les preneurs de décisions et les responsables des politiques?
Nous collaborons présentement avec le Carrefour action municipale et famille (CAMF), une organisation à but non lucratif. Le ministère de la Famille du gouvernement du Québec a donné au CAMF le mandat de soutenir les municipalités et les organismes communautaires dans la mise en œuvre de politiques centrées sur les familles et de mesures harmonisées à ses lignes directrices.
Notre travail avec le CAMF vise à améliorer les normes de services de loisirs inclusifs et adaptés dans le cadre d’un de ses programmes d’accréditation : Municipalité amie des enfants. Nous travaillons aussi à l’élaboration d’outils qui aideront le CAMF à réaliser son mandat global et à rédiger son plan d’accessibilité. Un outil porte sur la mise en œuvre d’un nouveau plan d’accessibilité pour toutes les municipalités du Québec; une autre mesure à quel point les municipalités accueillent bien des enfants en situation de handicap.
Y a-t-il une place pour l’appli Jooay dans vos collaborations avec le CAMF et les partenaires municipaux?
Oui. Nous aimerions que les municipalités entrent dans l’appli Jooay la liste de leurs programmes de loisirs adaptés et inclusifs pour les enfants en situation de handicap. Jooay pourrait servir de plateforme de renseignements essentielle pour les divers intervenants.
Comment se compare Jooay aux autres applis?
Lorsque nous avons lancé Jooay, c’était la première en son genre! Il n’y avait aucune autre application pour les loisirs et les enfants en situation de handicap. Depuis quelques années, on voit arriver des applis qui permettent de repérer des édifices et des endroits accessibles aux personnes avec une limitation fonctionnelle. Jooay se distingue parce qu’on trouve des programmes, comme des cours de natation ou de soccer, des camps d’été, des horaires de cinéma adaptés aux enfants autistes, etc. C’est comme le Trip Advisor ou Yelp (rires) des loisirs inclusifs pour enfants. On y trouve aussi bien sûr des renseignements sur les rampes et l’accès en fauteuil roulant, ainsi que le prix et les exigences. C’est pratique pour les parents, les cliniciens et les éducateurs, car cela réduit le travail d’enquête souvent nécessaire pour trouver des activités qui conviennent à leurs enfants, élèves ou clients.
Pensez-vous que l’appli Jooay a eu un impact social?
Jooay a aidé à faire voir aux responsables des politiques et à la communauté dans son ensemble les besoins des enfants vivant avec un handicap et les lacunes relativement à leur droit fondamental à des activités ludiques. L’appli a mis en lumière les inégalités socio-économiques en matière d’accès aux activités de loisir et la part que jouent les villes et les lieux publics pour les renforcer. De plus, Jooay peut avoir des répercussions positives pour les familles et les divers professionnels à la recherche d’activités de loisir adaptées. À ce jour, au moins 3000 utilisateurs ont consulté l’appli et trouvé des activités qu’ils n’auraient peut-être pas trouvées autrement. À mon avis, c’est l’impact le plus grand de Jooay.
L’exécution de Jooay présente-t-elle des défis?
C’est une bonne question. Comment faire durer dans le temps une application mobile développée dans le cadre d’un projet de recherche? Il y a des coûts élevés associés à son exploitation; en plus, il faut sans cesse actualiser la technologie et répondre aux questions des chercheurs et aux besoins des utilisateurs. Les données doivent être sans cesse mises à jour; nous devons aussi assurer la maintenance des volets technologiques et régler les problèmes. Nous ne sommes pas une entreprise, donc cela pose des défis. Au fil des ans, le financement de Jooay a été assuré par diverses subventions à la recherche. En ce moment, le Réseau BRILLEnfant constitue notre principale source de financement.
Quelles sont les prochaines pistes de recherche avec l’appli Jooay?
Nous voulons mesurer l’impact de Jooay sur la participation à deux niveaux : celui des utilisateurs et celui des municipalités. Les gens participent-ils davantage maintenant qu’ils ont de l’information? L’existence d’une liste centralisée de ressources inclusives aide-t-elle les responsables des politiques à cerner les lacunes et à améliorer les services? Nous voulons nous appuyer sur des partenariats existants et les élargir pour exercer une influence durable sur les politiques sociales; nous espérons qu’en conséquence, l’accès à l’information permettra une plus grande participation des enfants.
Sur quels autres projets de recherche liés aux politiques publiques travaillez-vous en ce moment?
La recherche est importante en matière de politiques parce qu’elle permet de réagir à ce qui se passe maintenant, d’orienter les changements à l’endroit et au moment où ils sont les plus nécessaires. Dans ce contexte, je travaille à un projet lié à ma « chaire de recherche au Canada sur l’incapacité chez l’enfant : participation et transfert des connaissances ». Le projet repose sur l’analyse de données provenant de consultations publiques tenues avant l’adoption par le Parlement de la Loi canadienne sur l’accessibilité. J’identifie les priorités soulevées pendant la consultation en ce qui a trait aux enfants en situation de handicap. Je veux ensuite voir si la Loi a pris en compte ces priorités et comment elle l’a fait. Nous allons aussi développer un cadre d’analyse de la Convention relative aux droits des personnes handicapées des Nations Unies (UN CRDP) pour cerner les priorités publiques et orienter les politiques.
Un projet distinct, subventionné par Emploi et Développement social Canada, nous mène à faire des entrevues avec les participants de tout le pays aux consultations préalables à l’adoption de la Loi. Cette recherche se penche sur ce qui rend les consultations publiques pertinentes, du point de vue des personnes en situation de handicap. Écouter ce qu’ont à dire les intervenants est important. Cela permet d’élaborer des politiques publiques éclairées et utiles ou de les améliorer.
Plus récemment, j’ai travaillé à plusieurs projets liés à la COVID-19 : 1) l’application du cadre d’analyse UN CRDP à l’examen des politiques adoptées dans divers pays en réponse à la COVID-19, 2) le développement d’un sondage en partenariat avec l’Organisation mondiale de la santé pour déterminer les besoins des enfants vivant avec un handicap et de leur famille, et 3) la détermination de l’impact sur la santé mentale des enfants en situation de handicap.
Entrevue et texte : Spyridoula Xenocostas, Coordonnatrice—Partenariats et mobilisation des connaissances, CRIR à : partenariat.crir@ssss.gouv.qc.ca